Editions du Rocher, Le Serpent à plumes, juin 2010, 342p.
L’Espagne franquiste. Le nouveau roman d’Ignacio Martinez de Pison (né en 1960 à Saragosse) retrace l’Histoire politique d’une période douloureuse dans la mémoire espagnole. L’originalité tient dans le choix du narrateur, l’Italien Raffaele Cameroni, venu combattre les Rouges opposés au dictateur Franco. A travers la petite histoire du protagoniste, l’auteur décrit avec une grande finesse une période devenue tristement historique mais également l’évolution des moeurs sociales. Passionnant.
Raffaele Cameroni s’engage en Espagne pour pouvoir subvenir aux besoins de sa femme, Giulia, et de leur fille handicapée, Margherita.
Alors qu’il fait progressivement l’expérience du combat, il rêve de se distinguer avec bravoure. C’est chose plus moins faite – il reçoit une médaille de bronze – mais est blessé. Conduit à l’hôpital, il tombe sous le charme de l’infirmière Isabelita. Hésitante, celle-ci finit par accepter ses avances. Raffaele commence une autre vie, sans être divorcé de sa femme italienne. Quarante ans plus tard, la réalité de sa bigamie finira par le rattraper…
De même qu’il décrit la Guerre civile sans ignonimie mais à coup d’observations pertinentes, Ignacio Martinez de Pison prend le temps d’affiner la psychologie de ses personnages. Les fils espagnols de Raffaele ont tous leur caractère propre. Rafaël est indépendant et sauvage, Alberto, responsable et timoré devant le caractère impétueux de son père, et le petit dernier, Francisco, surnommé Paquito, maladivement inerte.
« Ce regard qui ne se fixait jamais véritablement sur rien, ce visage comme inachevé, ces attitudes et ces réactions dépourvues de sens, tout cela, il l’avait déjà vu en Margherita, et il le reconnaissait maintenant sans peine en Francisco. Il se sentait tellement mal à l’aise en présence du bout de chou, qui réveillait innocemment en lui des souvenirs présumés ensevelis et ravivait le sentiment de culpabilité dû à sa trahison, pourtant lointaine! » (p.109).
Le diagnostique du médecin va bouleverser Isabel(ita). S’ensuit une anecdocte, de prime abord anodine, qui se révélera si importante qu’elle justifie à terme le titre du roman.
« Peut-être Isabel ne s’en rendait-elle pas compte, mais il était évident qu’elle avait changé, et beaucoup. Ce qu’il y avait de nouveau chez elle, c’était, par exemple, la facilité avec laquelle elle se laissait obnubiler par de petits riens. Quand Rafael perdit sa première dent de lait, elle l’enveloppa dans du papier de soie et la glissa dans une poche de sa trousse de toilette, où elle resta pendant des semaines, en attendant qu’elle eût décidé ce qu’elle allait en faire. Cette petite dent était pour elle non pas une excroissance ou un déchet, mais une véritable pierre précieuse, un joyau. Une de ces perles que les plongeurs des mers lointaines trouvaient dans les huîtres, mais rendue plus précieuse encore d’avoir été formée dans l’organisme d’un de ses fils. Comment jeter une chose pareille? Isabel regardait cette petite dent et était émue par son humble beauté. Que le corps humain était donc étrange pour pouvoir se passer de ces dents alors qu’elles se trouvaient dans un état de perfection et de plénitude encore épargnée de toute atteinte du temps! » (p.112).
Ce paragraphe est l’exemple type de la manière dont I. M. de Pinson parvient à apporter une réflexion personnelle à partir d’un petit rien. Au fil des pages, il développe ainsi sa vision de la guerre, de la dictature franquiste, des différentes voies possibles de l’amour dans un couple dont l’émergence du divorce, de l’essor de la modernité dans la société espagnole (cinéma, télévision, Vélo-Solex, voyages, etc.). Tout ça, sans grands discours mais toujours en filigrane, à partir de l’évolution du caractère de ses personnages. Un roman historique, à la fois pertinemment sensible et pointu.