Rodtchenko photographe: la révolution dans l’oeil
Jusqu’au 16 septembre 2007
Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, 11 avenue du Président Wilson 75116, 01 53 67 40 00, 6€
On connaissait le Rodtchenko peintre, chef de file de l’abstraction géométrique russe des années 1920. Le Rodtchenko graphiste et designer, inventeur de compositions spatiales et d’objets du quotidien, aussi. Un peu moins le Rodtchenko, précurseur du cinéma et du constructivisme typographique. Mais, pas du tout le Rodtchenko, père de la photographie soviétique moderne. C’est donc ce volet que le musée d’Art Moderne de la Ville de Paris a choisi de présenter dans une exposition monumentale (1000m2), exactement trente ans après la première rétrospective que le MAM lui avait consacrée en 1977. La toute première fois où l’artiste a été consacré en France.
Plus de trois cents oeuvres originales d’époque retracent le parcours d’un artiste avant-gardiste qui avait pour devise: « Nous devons expérimenter ».
Jugeant la peinture « périmée » (1921), Alexandre Rodtchenko (1891-1956) se tourne vers le photomontage, puis la photographie en 1924, afin de représenter la modernité et « effectuer une révolution dans notre pensée visuelle ».
L’artiste entend donner ses lettres de noblesse à la photographie, conçue dans les années 1920, comme simple reflet de la réalité, « tellement simple et tellement rapide, tellement indispensable par ses applications dans la science, dans la vie et dans la technique » (in Ecrits, 31/10/1934).
« Avec lui[Rodtchenko], la photographie commençe à s’interroger sur elle-même, et à se fixer des objetifs ». Elle devient « un outil de représentation, capable de figurer visuellement des constructions mentales dynamiques » (Olga Sviblova, directrice de la Maison de la Photographie de Moscou, et commissaire de l’exposition).
Pour cela, Rodchenko impulse un style composé de contrastes, de perspective, d’ombre et de lumière, de différents points de vue. Car pour faire un portrait, la photo « synthétique » ne convient pas. L’artiste préfère multiplier les angles, pris à divers moments et dans différentes conditions.
Rodcthenko ose la vue en contre-plongée comme celle de son immeuble, rue Mianitskaïa, à Moscou, prise avec son Leica acheté à Paris en 1921. C’est là d’ailleurs, d’après Emmanuelle de l’Ecotais (chargée des collections photographiques au musée d’Art Moderne de la Ville de Paris), l’une des rares choses qu’il retient de son unique voyage à l’extérieur de l’URSS.
L’Etat soviétique a en effet commandé à Rodtchenko d’habiller le pavillon de l’URSS de l’Exposition Internationale des Arts Décoratifs et Industriels Modernes (pavillon construit par Constantin Melnikov), à Paris, en 1925. Ainsi que les salles de l’Exposition soviétique qui se tient au Grand Palais. L’artiste séjourne trois mois dans la capitale française, travaillant sans relâche. Se promenant peu car gêné de ne pouvoir s’exprimer en français. Mais également effaré par la société de consommation.
Pour Rodtchenko, Paris ne représente plus un modèle artistique mais reflète un art caduque et futile, gangréné par le capitalisme. Dans des lettres adressées à sa compagne, Varvara Stépanova, rencontrée à l’Ecole d’art de Kazan, il confie son effroi devant la circulation « colossale » et dangereuse. Il dénonce un Paris bruyant, « de papier », artificiel, où les femmes sont vêtues de plumes « qui coûtent très cher ». « Où ils produisent tellement de choses que tout le monde paraît pauvre par impossibilité de les acheter ». Imprégné de la doctrine soviétique du réalisme socialiste, définie par Jdanov au premier congrès des écrivains soviétiques (1934), Rodtchenko pense que les objets doivent avoir un sens, être utiles, être « les camarades de l’homme et non pas les simples esclaves sombres et sinistres qu’ils sont ici »(Lettre de 1925).
L’artiste apprécie néanmoins l’eau chaude courante pour prendre une douche quotidienne et se raser! Ainsi que le cirque des frères Fratellini – clowns célèbres entre 1909 et 1940 – et le cinéma de Charlie Chaplin.
Rodtchenko troque son « habit de production » pour ne pas être confondu avec un Allemand – contexte d’entre guerres oblige – et se rendre incognito au Louvre ou au Salon des Indépendants. Mais il juge l’art français « à bout de souffle ». Même le pavillon de l’Esprit Nouveau, conçu par Le Corbusier pour l’Exposition Internationale dans un esprit de rationalisme et d’économie qui aurait du plaire à ce soviétique convaincu, ne retient pas son attention.
Seule la Tour Eiffel a droit à quelque hommage: « Je me souviens, à Paris, quand j’ai vu pour la première fois la Tour Eiffel, elle ne m’a pas plu du tout. Mais un jour, je suis passé devant en autobus et quand j’ai vu par la fenêtre les lignes de métal qui s’enfuyaient dans le haut, vers la droite et vers la gauche, cette perspective m’a fait sentir la masse et la construction ».
De retour à Moscou, Rodtchenko applique une nouvelle vision de la perspective à son oeuvre. Malgré le désagrément que lui a causé son séjour parisien, il en revient changé. Or, ses camarades compatriotes n’apprécient guère son évolution esthéthique. Ils jugent cette recherche de la beauté dans les formes, la composition ou les jeux de lumière bien trop futile! Rodtchenko est désavoué de la MOSSK (Société de Moscou) par le Comité de la Société des artistes soviétiques (1951).
Alors l’artiste réoriente son art sur des sujets plus réalistes, comme la construction du Canal de la Mer Blanche (1933) ou la thématique des défilés sportifs et militaires pour montrer les bienfaits du léninisme. Et, est réhabilité en 1954…
Catalyseur du constructivisme, Alexandre Rodtchenko laisse à la postérité des clichés mondialement connus comme La Pionnière (1930), L’Escalier (1930), des portraits de famille ou d’amis – Lili Brik (1924), sa mère (1924), le dramaturge Vladimir Maïakovski (1924). Mais au-delà de cette « révolution dans l’oeil », perceptible dans cette maîtrise parfaite de la perspective et du noir et blanc, on retiendra de cet homme l’incroyable recul – en dépit du contexte politique – dont il a fait preuve pour interroger avec incision la finalité de la photographie – un medium pourtant tout juste émergent.