L’art russe, des origines à Pierre le Grand
Jusqu’au 24 mai 2010
[fnac:http://plateforme.fnacspectacles.com/place-spectacle/manifestation/Exposition-SAINTE—RUSSIE-RUSSI.htm]
Musée du Louvre, Hall Napoléon, 75001, 11€
Certainement l’exposition historique du moment à ne pas rater. Le musée du Louvre inaugure l’Année France-Russie 2010 par la présentation d’un ensemble de chefs-d’oeuvre datant des IXe aux XVIIIe siècles. Une période peu connue en France. Et pour cause, nombre de pièces n’étaient jusqu’à présent jamais sorties de Russie voire n’avaient jamais été montrées au public…
Henri Loyrette, président-directeur du musée du Louvre avoue dans la préface du catalogue que cette exposition « marque pour le musée, dont la vocation est universelle, une prise de conscience nouvelle de l’absence presque complète de l’art ancien de Russie dans ses collections ».
L’exposition suit un fil chronologique, depuis l’apparition des Rous dans l’Histoire au IXe siècle jusqu’à l’avènement de Pierre le Grand (1682-1725), qui marque l’entrée de la Russie dans l’ère moderne et son ouverture vers l’Europe.
Le terme Rous renvoie à un peuple païen de marchands et de guerriers, sujets d’un khagan, probablement d’origine scandinave. Avec les Slaves, ils se partagent de vastes terres situées à l’Est de l’Europe, entre les mers Baltique, Noire et Caspienne.
Ces territoires sont sillonnés du nord au sud par la route « des Varègues aux Grecs ». L’ouverture des Rous au monde méditerranéen explique leur conversion au Xe siècle au christianisme. La plus ancienne chronique russe conservée, le Récit des temps passés, mentionne dès 944 la présence de chrétiens à Kiev.
Peu après (946 ou 957), la princesse Olga de Kiev se fait batpiser à Constantinople. En 988, le prince Vladimir se convertit à son tour et s’allie à la famille impériale de Constantinople. Le baptême de Vladimir à Cherson (Crimée) entraîne la conversion de son peuple; les Rous sont baptisés dans le Dniepr.
En même temps qu’elle choisit le modèle religieux de l’Empire byzantin, la Russie adopte son système politique.
Vladimir lance la construction du premier édifice chrétien russe: l’église de la Dîme à Kiev, à laquelle il accorde le dixième de ses revenus.
Si Olga et Vladimir seront considérés a posteriori comme les nouveaux Constantin et Hélène, les deux premiers saints de la nouvelle Eglise russe sont les fils cadets de Vladimir, Boris et Gleb. Baptisés en tant que Romain et David, ils sont assassinés par Sviatopolk le Maudit (1015), lui-même tué par leur autre frère Iaroslav le Sage. Un sanctuaire est dédié à Boris et Gleb et leur culte est célébré dans toute la Rous’ jusqu’à Constantinople.
A la fois princes, guerriers et martyrs, ils deviennent des figures majeures du christianisme russe. Comme en atteste l’icône de Novgorod (milieu du XIVe siècle). Boris et Gleb, dont le nom dynastique a supplanté le nom de baptême, sont représentés chacun une croix dans la main droite. Leur statut de guerrier est évoqué par leur épée et celui de prince par leur costume traditionnel, composé d’une longue tunique brodée d’orfrois, d’un manteau doublé de fourrure, bordé de perles et attaché sur la poitrine. Ils portent un couvre-chef garni de fourrure.
« Le canon élancé et aristocratique des personnages, aux mains et aux pieds menus, souligné par les lignes verticales des vêtements, de même que l’aspect hiératique de l’ensemble, confère à l’icône un caractère emblématique. Il n’interdit pas cependant, une forte individualisation des visages des deux saints, par ailleurs fermement installés dans l’espace », observe L. P. Tarassenko (cf. catalogue expo).
Iaroslav le Sage (1019-1054) prend donc la succession de Vladimir sur le trône de Kiev.
La Rous’ kiévienne prospère. Bapisée par Constantinople, elle devient aux XIe et XIIe siècles un vaste domaine d’expansion de la civilisation byzantine. L’Eglise est grecque par ses usages, sa liturgie, ses structures et son modèle du monachisme. Les premières Sainte-Sophie voient le jour, à Kiev vers 1040, à Novgorod en 1045. Les peintres byzantins importent la technique de l’icône, telle la Vierge de Vladimir, icône byzantine de la Vierge de tendresse (Eléoussa), apportée de Constantinople à Kiev vers 1130.
Autre exemple du rayonnement de l’art byzantin: le calice à deux anses de Novgorod (XIe siècle).
« Toutefois, si les princes ont les yeux tournés vers Byzance et Constantinople, ils dirigent aussi parfois leur regard vers l’Occident latin. Iaroslav le Sage épouse une princesse de Norvège et noue des alliances matrimoniales avec la Hongrie, la Pologne, la Saxe et même la France, lorsque sa fille Anne est unie au roi Henri Ier en 1051 », précisent les commissaires de l’exposition, Tamara Igoumnova (directrice adjointe du musée historique d’Etat, Moscou) et Jannic Durand (conservateur en chef au département des Objets d’art, musée du Louvre).
L’inspiration latine s’identifie dans l’appropriation de l’art roman. Les Portes d’or de Souzdal (début du XIIIe siècle) reflètent la parfaite synthèse entre une technique romane – celle du vernis brun sur cuivre doré – et une iconographie byzantine.
Avec l’invasion des Mongols – en 1223 les armées de Genghis Khan envahissent la Rous’ – Kiev tombe en déclin.
A l’inverse, Novgorod devient toute puissante jusqu’à sa chute aux mains de Moscou en 1478.
L’essor de Moscou intervient à la fin du XIVe siècle. Ses ateliers de peinture, dominés par Dionisi et le moine Andreï Roublev (1360/70-1427/30), et ceux d’orfèvrerie, dirigés par le métropolite [titre porté par les évêques des Eglises d’Orient] Photios (1408-1431) font preuve de leurs liens avec Byzance (cf. les fresques de la cathédrale de la Dormition à Vladimir).
En 1485, Ivan III (1462-1505) se proclame « souverain de toute la Rous' ». L’autocrate s’allie avec la Moldavie et se rapproche des Habsbourg. C’est ainsi que l’aigle bicéphale, représenté pour la première fois sur un sceau russe en 1497, fait son apparition.
Sous Basile III (1505-1533), les terres russes sont unifiées. La Russie devient le seul Etat orthodoxe, après la chute de l’Empire byzantin en 1453, à pouvoir reprendre la conception théocratique byzantine selon laquelle il ne peut exister d’Eglise sans empire.
Ivan IV le Terrible (1533-1598) est couronné tsar en 1547. Il devient l’unique source du pouvoir, de la loi et de la justice. Il assume la succession de l’empereur byzantin en tant qu’unique souverain chrétien. Pour le moine Philothée de Pskov, Moscou devient la « Troisième Rome ».
Les ateliers du Kremlin tournent à plein régime. Ils travaillent à la gloire du souverain et de l’Eglise. Ainsi de l’iconostase [cloison qui sépare le sanctuaire de la nef] de la cathédrale de Dormitrion.
Les artisans combinent technique occidentale d’esprit Renaissance (émail sur ronde-bosse d’or ou gravure niellée sur fond d’or lisse) et inspiration orientale (arabesques).
Dernier fils d’Ivan le Terrible, Feodor meurt en 1598 sans enfant, inaugurant le « Temps des Troubles » (1598-1613). Jusqu’à l’arrivée au trône du tsar Michel Ier Romanov (1613-1645).
Sous son règne, les ateliers Stroganov prospèrent. Ils ouvrent à Solvytchegodsk un atelier de broderie dont l’âge d’or se situe vers 1650/80. Leur nom est donné à une série de peintures dont le style se distingue par un caractère maniériste, autour de figures fines et fragiles.
L’art du portrait fait son apparition au XVIIe siècle. Les peintres d’icônes du tsar, tels Simon Ouchkov, sont influencés par le naturalisme occidental. Le portrait funéraire du star Feodor III Roumanov (1686) présente à la fois les exigences de l’icône traditionnelle – il est placé sous l’image de la Sainte Face du Christ « non faite de main d’homme », il porte des bottes rouges héritées des empereurs byzantins, l’image est solennelle, accentuée par un format étroit, le nimbe doré, les couleurs saturées, les yeux agrandis. Dans le même temps, les traits du visage, bien que conventionnels sont individualisés par une pose de trois quarts, un regard vif. Surtout, le tsar est représenté sur un fond de collines à l’horizon lointain, dominé par un ciel bleu lumineux.
« Issu des procédés de la peinture occidentale, ce fond donne un sentiment de profondeur et d’espace inhabituel aux icônes et confère une sorte de légèreté émotionnelle à l’image tout entière », analyse L.A. Kornioukova (cf. catalogue expo).
« En réalité, une lente occidentalisation se fait jour. Elle ne touche guère encore que les élites, mais elle s’intéresse presque à tous les domaines de l’Etat. Elle annonce la révolution politique et artistique imposée par Pierre le Grand qui en balaiera jusqu’au reflet », concluent les commissaires de l’exposition. Avec comme symbole fort le transfert de la capitale de Moscou à Saint-Pétersbourg (1712).
« Sainte Russie » permet d’admirer des oeuvres exceptionnelles. Et je pèse mes mots. L’exposition draine déjà des foules. Pour éviter trop d’attente et avoir un maximum de chance de vous approcher des oeuvres – elles sont accaparées par des grappes de personnes subjuguées qui ne décollent pas des présentoirs! – évitez les mercredis et vendredis après-midi, sans parler des week-ends. Privilégiez les heures d’ouverture ou des repas.
À voir absolument !
1- Une occasion de découvrir des pièces uniques, particulièrement anciennes, qui la plupart sortent pour la première fois du territoire russe. Parmi celles-ci : des calices en or, des colliers en filigrane (notamment le célèbre collier de « barmes » de Riazan – XII e siècle), des icônes sur d’immenses panneaux de bois (Les saints Boris et Gleb – XIV e, l’iconostase du Monastère St. Cyrille du Lac blanc –XV e), des livres anciens ( Le Psautier d’Egbert, manuscrit sur parchemin du X e), des objets religieux ( le fameux «epitaphios » en soie et fils d’or du prince Dimitri Shemiatka ) et l’impressionnante « double porte » en cuivre de la cathédrale de Souzdal.
2- Cette rétrospective exceptionnelle permet de mieux comprendre l’une des formes les plus expressives et les plus originales de la culture russe : l’art de l’icône. On peut y admirer des pièces d’exception : la Vierge de Tolga (fin du XIII e), œuvre qui célèbre l’amour de Marie pour son fils, la Vierge de Vladimir (copie d’une icône apportée de Constantinople à Kiev vers 1130, copie attribuée à Roublev -1395 ou 1408), le Miracle de la Vierge du signe (XV e ), qui relate sur trois niveaux, comme une bande dessinée, la bataille de 1170 des Novgorodiens contre les Souzdaliens. Dans l’icône la Vision d’Euloge (1565-1596) on voit déjà se glisser quelques parentés italiennes, notamment les lignes sinueuses des drapés.
A ce sujet, il est troublant de constater à quel point cette composition rappelle les fresques extérieures des Monastères de Voronet ou de Sucevita (Roumanie).
Autres superbes icônes : les 4 « tabletki » (icônes bifaces, minces, faciles à transporter), la Vierge au « Buisson ardent » (XVI e), la Vierge de Miroja ( copie d’une icône miraculeuse du XII e siècle), la Transfiguration, œuvre de Jonas de Pskov, réalisée à la demande d’Ivan le Terrible. On remarquera aussi l’iconostase funéraire de la régente Sophie (1682).
Un mot sur « l’Oklad », ce revêtement en métal précieux conçu pour recouvrir l’icône de la Trinité d’Andrei Roublev, disjoint de son support en 1918. C’est un travail éblouissant : un habillage en or et argent, avec 31 diamants, 74 émeraudes, 7 rubis, 44 saphirs, des grenats, etc. Superbe !
3 – Le parcours historique est très précis : il porte une attention particulière à l’évolution de l’art russe du IX e au XVIII e. On notera qu’il n’est pas monolithique : tradition byzantine, goût spécifique pour les couleurs intenses (les bleus et les rouges vifs) et influences orientales et occidentales, en fonction des époques (significatif à ce sujet, le Portrait du patriarche Nikon, vers 1660).
Une exposition événement.
Mihail ROLEA