La nuit espagnole. Flamenco. Avant-garde et culture populaire. 1865-1936
Jusqu’au 31 août 2008
Petit Palais, Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris, Avenue Winston Churchill 75008, 01 53 43 40 00, 7,50€
Dans le cadre de la présidence française de l’Union Européenne, le Petit Palais présente en tandem avec le Musée Reina Sofia de Madrid, une exposition sur la représentation artistique du flamenco entre 1865 et 1936. Emblématique de la culture espagnole, le flamenco sera le révélateur de la modernité artistique au début du XXe siècle.
Loin de se vouloir historique, l’exposition présentée au Reina Sofia avant d’être adaptée pour le public français s’inscrit entre deux dates clés: 1865 – voyage de Manet en Espagne ; parallèlement le chanteur Silverio Franconetti établit les bases du chant flamenco à Séville – et 1936 – avènement de la guerre civile en Espagne. « Les commissaires de l’exposition ont choisi de ne pas aller plus loin car le franquisme a repris les symboles du flamenco et l’idée était de ne pas tomber dans la polémique », précise Gaelle Rio (commissaire assistante)!
La première salle de l’exposition au Petit Palais donne en guise de prologue les trois éléments constitutifs du flamenco: le chant, la danse, la musique (incarnée par la guitare). Avant le voyage de Manet, les artistes s’inspirent du réalisme caractéristique de la peinture espagnole du XVIIe siècle dont une collection importante se trouve au Louvre, rassemblée sous Louis Philippe (1838-48). Le chanteur ou le guitarero de Manet (1860) s’inscrit dans cette logique. Il s’agit d’une mise en scène; un modèle pose, une guitare dans les mains. Idem pour la chanteuse de Courbet, La Singora Adela Guerrero, et la danseuse de W. M. Chase, Carmencita (1850), mise en parallèle avec une vidéo de T. A. Edison (1894).
Art intrinsèquement populaire, le flamenco – surtout pratiqué par les gitans andalous – se diffuse grâce aux cafés cantantes (cabarets chantants), qui s’ouvrent à Séville, Jérez, Cadix ou Malaga. Ces cabarets deviennent le point de rencontre des peintres, musiciens et danseurs flamencos. Les peintres espagnols comme José Gutiérrez Solana (1886-194) et Jose Maria Lopez Mezquita (1881-1954) dépeignent l’obscurité du lieu tandis que Ramon Casas (1866-1932) se représente en costume flamenco.
La seconde voie de diffusion du flamenco s’opère dans la publicité. R. Casas est le premier peintre à utiliser la femme andalouse avec ses accessoires qui deviendront caractéristiques de l’Espagnole – la fleur dans les cheveux (plus tard, remplacée par un peigne), la mantille, la robe longue et les escarpins – pour vanter un produit publicitaire. L’affiche publicitaire va à son tour inspirer des peintres, tel Santiago Rusinol (1861-1931), dont La Gitane de l’Albaicin évoque avec un réalisme troublant la figure féminine de l’affiche publicitaire de Ramon Casas.
Bien sûr, Carmen incarne par excellence la danseuse flamenca. Héroïne de Prosper Mérimée (nouvelle publiée en 1845) et de Georges Bizet (opéra créé en 1875), Carmen traduit la double essence du flamenco: fantasme et tragédie, popularité et élitisme. Des valeurs véhiculées en Europe par les écrivains romantiques.
Picturalement, Carmen est immortalisée par Ignacio Zuloaga y Zabaleta (1870-1945), José Villegas (1848-1921). Ou encore John Singer Sargent (1856-1925) dont la grâce de sa danseuse est mise en parallèle avec les sculptures de Degas, qui semblent se mouvoir sur leur socle.
Progressivement, les peintres stylisent leur danseuse en s’intéressant aux couleurs vives de sa robe. Tout en reprenant les accessoires typiques, ils s’intéressent d’avantage à sa position. Ses mains dessinent des arabesques, ses bras sont gracieux, son corps est cambré. Agile et séductrice, la danseuse flamenca évoque un toreador (cf. Francisco Iturrino, Tablao Flamenco, 1909/12).
Joaquin Sorolla (1863-1923), Kees van Dongen (1877-1968), Ferdinand Hödler (1853-1918) progressent vers l’abstraction. La représentation des bras des danseuses s’éloignent du réalisme de la morphologie humaine.
Plus tard, les avant-gardistes, Francis Picabia (1879-1953) et Joan Miro (1893-1983) pousseront l’exercice jusqu’à représenter la danseuse flamenca par un simple nuage vaporeux (pour le froufrou de la robe) et une paire de chaussures. Chez Saunia Delaunay (1885-1979), la chanteuse flamenca est identifiée par son visage et le reste n’est que cercles concentriques de couleurs.
L’émergence du cubisme au début du XXe siècle s’empare du motif de la guitare pour l’expérimenter dans des recherches formelles. Cet instrument, d’abord accompagnant le chant flamenco puis devenant autonome grâce au premier soliste Ramon Montoya, alterne visuellement les pleins et les vides, les courbes et les droites (cordes). En attestent les représentations d’Henri Hayden (1883-1970), Juan Gris (Guitare devant la mer, 1925), Marius de Zayas (1880-1961).
Les avant-gardistes s’emparent de la popularité du flamenco pour en faire un exercice de style et le tourner en dérision. Car la représentation de l’andalouse comme symbole de l’Espagnole est un tantinet réductrice! Qu’un art régional devienne l’incarnation d’une culture nationale fait grincer les dents de certains intellectuels tel Federico Garcia Lorca (1898-1936) ou Carlos Gonzales Ragel – le visage de sa danseuse flamenca n’est que squelette (L’enterrement de la sardine).
Après le cinéma, qui influence la représentation des scènes de flamenco comme chez Martin Ramon Burban Bielsa dont le Café concert (1936) semble tout droit tirer d’un plan fixe de caméra, les Ballets Russes de Diaguilev ouvrent le flamenco à l’international. Le chorégraphe russe adapte le flamenco et le folklore chorégraphique espagnol au théâtre moderne. Convaincu d’une similarité musicale entre la musique populaire andalouse et celle de Russie, il met deux oeuvres espagnoles à l’affiche: Le Tricorne – ballet pour lequel Picasso dessine les décors et les costumes (1919) – et Cuadro flamenco.
Le théâtre et les ballets inspirés des danses espagnoles, en particulier du flamenco, donnent l’opportunité à des danseurs de créer leur propre compagnie. L’exposition se termine sur le rôle de trois danseur(seuse)s phares: Pastora Imperio, Antonia Mercé y Luque dit « La Argentina » (sobriquet lié à son pays de naissance) et Vicente Escudero qui ose danser sans musique ou sur un bruit de moteur, sa prestation tenant plus d’une représentation artistique au sens moderne que de la danse traditionnelle. Ce coup de bluff est évoqué par Man Ray dans une photographie qui représente le danseur sur un fond blanc strié de vibration pour évoquer les ondes sonores du moteur. Vincente Escudero se distingue également en dansant avec les bras levés (position réservée habituellement à la femme) au lieu de se concentrer sur son jeu de jambes.
Sous un angle pédagogique, « La nuit espagnole » entraîne avec aisance le visiteur dans l’art du flamenco. Un monde pourtant complexe, à la charnière entre deux cultures, défini par Igor Stravinsky comme « le plus élitiste de tous les arts populaires ».